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Tribunal de la protection
des fonctionnaires
divulgateurs du Canada

Référence: Joy, Gardiner, Korosec c. Pont Blue Water Canada, 2014 TPFD 5

Dossier du Tribunal : T-2014-01

T-2014-02

T-2014-03

Date: 20141002

Ottawa, Ontario, le 2 octobre 2014

L’honorable Sean Harrington, membre du tribunal

Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs

Entre :

David joy

et

CATHY GARDNIER

et

STAN KOROSEC

plaignants

-et-

PONT BLUE WATER BRIDGE

défendeur

DÉCISION INTERLOCUTOIRE SUR REQUÊTE EN RÉCUSATION

(Prononcée oralement à l’audience le mardi 30 septembre 2014, sous réserve du droit de compléter les citations et les références et de corriger les erreurs typographiques et grammaticales)

[1]  Pont Blue Water Canada a présenté une requête me demandant de me récuser et de refuser d’entendre les plaintes déposées par David Joy, Cathy Gardiner et Stan Koresec, qui affirment avoir été congédiés parce qu’ils ont divulgué un acte répréhensible qui aurait été commis par Pont Blue Water Canada. La présente requête repose sur le fait que, lors des préparatifs en vue de l’audience d’une durée de trois semaines devant s’ouvrir le 6 octobre, j’ai pris connaissance de certains des documents que les parties devaient, selon nos règles de pratique, déposer avant l’audience. Il est également allégué que le commissaire a déposé des documents qu’il n’aurait pas dû produire. Il est allégué que, dans ces conditions, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur ne pourrait avoir la certitude que je serais impartial. La requête est contestée par les plaignants et par le commissaire à l’intégrité du secteur public.

[2]  Voici les raisons pour lesquelles je rejette la requête y compris les parties de celles-ci dans lesquelles une réparation accessoire est réclamée.

[3]  Une des caractéristiques de notre société est le principe suivant lequel les différends doivent être réglés pacifiquement. Si les parties ne sont pas en mesure de régler leurs conflits elles-mêmes, elles peuvent consulter un tiers et peuvent même lui demander de les trancher à leur place.

[4]  L’État met à la disposition du public divers tribunaux chargés de régler des différends, en partant de tribunaux supérieurs jusqu’aux régies du loyer. Le législateur fédéral a établi le présent tribunal administratif, le Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs, pour offrir un recours aux personnes ayant fait l’objet de mesures de représailles à la suite de la divulgation d’actes répréhensibles commis dans leur milieu de travail fédéral. Le Tribunal est chargé de déterminer s’il existe une divulgation protégée, si l’employeur a réagi en prenant des mesures de représailles et, dans l’affirmative, s’il y a lieu d’accorder une réparation au divulgateur.

[5]  Le Tribunal joue un rôle d’arbitre. Il s’agit d’un organisme quasi judiciaire qui doit observer les principes de justice naturelle suivant lesquels chaque partie doit avoir la possibilité de faire valoir son point de vue devant un tribunal impartial. L’impartialité est essentielle parce qu’il ne suffit pas que justice soit faite, il faut encore qu’elle semble avoir été faite. Ainsi que lord Denning l’a expliqué dans l’arrêt Metropolitan Properties Co (FGC) Ltd c Lannon, [1969] 1 QB 577 :

[TRADUCTION]

La cour ne cherchera pas à savoir si le juge a effectivement favorisé injustement l’une des parties. Il suffit que des personnes raisonnables puissent le penser. La raison en est évidente. La justice suppose un climat de confiance qui ne peut subsister si des personnes sensées ont l’impression que le juge a fait preuve de partialité

[6]  Au Canada, les propos tenus par le juge de Grandpré en 1978 ont été repris par l’ensemble des tribunaux :

[…] à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique [...] les motifs de la crainte doivent être sérieux.

[Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’Énergie), [1978] 1 RCS 369]

[7]  Ainsi que le juge Pigeon l’a dit dans l’arrêt Hamel c Brunelle et Labonté, [1977] 1 RCS 147, « [...] [il est nécessaire que] la procédure reste la servante de la justice et n’en devienne jamais la maîtresse ». Divers tribunaux ont adopté diverses règles de pratique. Dans l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, le juge Sopinka a fait sienne la déclaration de lord Denning dans l’arrêt Selvarajan c Race Relations Board, [1976] 1 All ER 12, à la page 19 :

[TRADUCTION]

Ces dernières années nous avons examiné la procédure de nombreux organismes chargés de faire enquête et de se faire une opinion […] Dans tous ces cas , on a jugé que l’organisme chargé d’enquêter a le devoir d’agir équitablement; mais les exigences de l’équité dépendent de la nature de l’enquête et de ses conséquences pour les personnes en cause. La règle fondamentale est que, dès qu’on peut poursuivre ou la priver de recours ou de réparations ou lui faire subir de toute autre manière un préjudice en raison de l’enquête et du rapport, il faut l’informer de la nature de la plainte et lui permettre d’y répondre. Cependant, l’organisme enquêteur est maître de sa propre procédure. Il n’est pas nécessaire qu’il tienne une audience. Tout peut se faire par écrit. Il n’est pas tenu de permettre la présence d’avocats. Il n’est pas tenu de révéler tous les détails de la plainte et peut s’en tenir à l’essentiel. Il n’a pas à révéler sa source de renseignements. Il peut se limiter au fond seulement. De plus, il n’est pas nécessaire qu’il fasse tout lui-même. Il peut faire appel à des secrétaires et des adjoints pour le travail préliminaire et plus. Mais en définitive, l’organisme enquêteur doit arrêter sa propre décision et faire son propre rapport.

[8]  Le Tribunal n’enquête pas. Ce rôle est, aux termes de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, confié au commissaire à l’intégrité du secteur public. De plus, l’affaire est jugée à la suite d’une audience publique au cours de laquelle des témoins sont interrogés et contre-interrogés et des documents sont produits. Ce formalisme assez poussé n’est guère étonnant, car les membres du Tribunal sont choisis parmi les juges de la Cour fédérale ou des cours supérieures, et le législateur a confié au président du Tribunal le soin d’établir les règles de pratique du Tribunal.

[9]  La crainte de Blue Water n’est pas que j’aie effectivement un parti pris, mais que le public croie qu’il y ait un semblant de partialité, une apparence de parti pris, et ce, en raison des règles mêmes, du fait que j’ai lu des documents que les parties ont divulgués dans leur exposé des précisions en tant que documents qu’elles avaient l’intention de produire à l’audience, ainsi que du comportement qu’a eu le commissaire à l’intégrité du secteur public en produisant des documents qu’il n’avait pas l’intention de déposer à l’audience ou qu’il savait fort bien ou aurait dû savoir qu’ils ne seraient pas admissibles en preuve.

Le processus d’enquête

[10]  La personne qui croit qu’un acte répréhensible a été commis au sein de l’effectif fédéral peut porter plainte auprès du commissaire à l’intégrité du secteur public. La plainte initiale allègue que Blue Water, une société d’État, a offert des indemnités de départ excessivement généreuses à deux employés. Cette plainte a fait l’objet d’une enquête tant par le commissaire que par le vérificateur général. Pour les besoins de mon analyse, la conclusion du commissaire suivant laquelle le président d’alors de Blue Water avait commis un acte répréhensible n’est pas pertinente. En fait, le poste des plaignants a été supprimé. Les plaignants affirment que cette mesure a été prise parce qu’ils avaient divulgué les actes répréhensibles allégués. Ils affirment qu’ils ont été congédiés en raison de cette divulgation et qu’ils ont demandé au commissaire d’ouvrir une enquête.

[11]  Un des enquêteurs du commissaire dans la présente affaire, ou plus exactement dans les trois présents dossiers, a interrogé diverses personnes et recueilli divers documents. Il a remis un rapport préliminaire à Blue Water, en sa qualité d’employeur, à divers employés que les plaignants avaient désignés comme étant les auteurs des mesures de représailles, ainsi qu’aux plaignants. Blue Water et certaines autres personnes ont répondu. L’enquêteur a ensuite publié un rapport final dans lequel il expliquait qu’il existait des raisons de croire que la suppression des postes des plaignants était une mesure de représailles interdite par la Loi. Le commissaire a accepté le rapport et a par la suite soumis l’affaire au Tribunal.

[12]  La défense de Blue Water est énoncée de façon succincte aux deux premiers paragraphes de son nouvel exposé des précisions conjoint modifié. En voici le texte :

[TRADUCTION]

1.  Pont Blue Water Canada (PBWC) nie catégoriquement avoir pris des mesures de représailles contre les trois plaignants et nie en outre que la décision de supprimer les postes en question constituait une mesure de représailles contre les plaignants. La suppression des postes en question n’était que l’aboutissement d’un processus de planification qui avait été entrepris dès le mois de mai 2010 et qui visait à rationaliser la structure organisationnelle de PBWC pour en améliorer le rendement. Cette rationalisation faisait suite à la fois à la directive générale donnée par le gouvernement fédéral à l’ensemble des sociétés d’État en vue de prendre des mesures pour réduire le déficit et aux pressions exercées par les créanciers obligataires de PBWC qui souhaitaient éliminer les pertes et atteindre l’équilibre budgétaire.

2.  L’exposé des précisions déposé par le commissaire et par les plaignants méconnaît de façon déraisonnable les nombreuses démarches de restructuration et de consultation qui ont eu lieu entre PBWC et Transports Canada pour s’assurer que PBWC s’engage dans la bonne direction de manière à respecter les directives du gouvernement et à poursuivre ses activités.

[13]  Il ne s’agit pas du contrôle judiciaire de la décision du commissaire. Si Blue Water est d’avis que la décision était déraisonnable ou était par ailleurs mal fondée, il lui était loisible de s’adresser à la Cour fédérale en introduisant une demande de contrôle judiciaire. La justesse de l’avis de l’enquêteur ou de ses réserves au sujet de la crédibilité de certaines personnes qu’il a reçues en entrevue ne m’intéresse pas. D’ailleurs, en droit, cette question est sans intérêt. La question à trancher n’est pas de savoir si le commissaire avait des raisons de croire que des mesures de représailles avaient été prises, mais bien celle de savoir si, vu l’ensemble de la preuve.

Les règles de procédure

[14]  La Loi prévoit que l’instruction des plaintes se fait sans formalisme et avec célérité dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. Le président du Tribunal énonce les règles en question en donnant aux parties la possibilité pleine et entière d’y prendre part et de se faire représenter à cette fin par un conseiller juridique ou par toute autre personne, et notamment de comparaître et de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations.  Le commissaire participe à la procédure, mais doit y adopter l’attitude qui, à son avis, est dans l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte devant être présentée à l’audience à venir, il existait une divulgation protégée qui avait conduit à des mesures de représailles et, dans l’affirmative, en quoi consiste la réparation appropriée.

[15]  La Loi prévoit également que le Tribunal a le pouvoir de recevoir des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

[16]  Les Règles de pratique du Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, DORS/2011-170 ont été établies par le président du Tribunal, le juge Martineau, en août 2011. Les articles 2 et 3 prévoient que les Règles doivent être interprétées de façon libérale afin de s’assurer que l’instruction se fasse sans formalisme et avec célérité et que les droits des parties soient respectés. Le Tribunal peut modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application si la modification ou l’exemption sert les fins prévues aux Règles.

[17]  Il convient également de mentionner l’article 13, qui prévoit qu’une partie peut, par requête, soumettre au Tribunal toute question de procédure ou de preuve « dans les meilleurs délais après avoir établi qu’il est nécessaire de soumettre la question au Tribunal ».

[18]  Blue Water insiste sur le paragraphe 20(1) des Règles, qui prévoit que les parties doivent déposer un exposé des précisions qui contient certains renseignements et documents. L’alinéa 20(1)c) dispose :

20. (1) L’exposé des précisions contient les renseignements et documents suivants :

20. (1) A statement of particulars must contain the following information and documents:

[…]

c) à l’égard des documents qui sont pertinents aux questions en litige dans l’affaire et qui sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde :

(c) regarding documents that are relevant to a matter at issue in the proceedings and that are in the party’s power, possession or control,

(i) les documents qu’elle a l’intention de produire durant l’instruction de l’affaire,

(i) those documents that the party intends to produce in the proceedings,

(ii) une liste et une description des documents à l’égard desquels elle revendique un privilège de non-divulgation,

(ii) a list and description of the documents for which the party claims privilege, and

(iii) une liste et une description de tout autre document non visé aux sous-alinéas (i) et (ii);

(iii) a list and description of the documents that are not otherwise referred to in subparagraphs (i) and (ii);

[19]  L’exposé des précisions exige également que chacune des parties identifie ses témoins.

[20]  La requête de Blue Water est essentiellement une attaque portée contre nos règles de procédure, étant donné que celles-ci ne prévoient aucun mécanisme ou, comme je l’ai confirmé auprès du greffe lui-même, aucune disposition qui empêche l’arbitre des faits de prendre connaissance des documents que les parties sont tenues de déposer avant qu’elles ne soient officiellement déposées en preuve à l’audience. D’ailleurs, il se peut que certains de ces documents ne soient pas produits advenant le cas où une partie n’a plus l’intention de les présenter ou qu’une objection formulée contre eux ne soit accueillie. Suivant l’argument de Blue Water, l’esprit de l’arbitre des faits s’en trouverait contaminé par le fait qu’il a pris connaissance de documents étrangers dont une personne raisonnable estimerait qu’ils influenceraient son jugement.

[21]  Il y a lieu de se demander pourquoi les règles de procédure exigent que les documents soient déposés avant l’audience si ce n’est pour permettre aux membres du Tribunal chargés d’entendre l’affaire au fond de se préparer. Le greffe est ouvert au public. On peut penser que le grand public a le droit d’examiner tous les documents, à l’exception de ceux qui sont jugés confidentiels, tandis que le juge des faits ne peut prendre connaissance d’aucun d’entre eux, si l’on devait retenir la thèse de Blue Water.

[22]  Une autre grande préoccupation de Blue Water est que, conformément aux règles de procédure, le commissaire devait énumérer et déposer les documents qu’il avait l’intention d’invoquer. Ce n’est pas ce que les Règles disent. Les Règles prévoient qu’une partie doit déposer les documents qu’elle a l’intention de produire. Le commissaire peut, dans l’intérêt public, fort bien avoir l’intention de déposer des documents sur lesquels il n’a pas l’intention de se fonder. Le commissaire peut également énumérer, sans les déposer, des documents qui pouvaient être pertinents, mais qu’il n’a pas l’intention de produire, des documents qui peuvent être pertinents, mais qu’il n’a plus en sa possession, et, enfin des documents faisant l’objet d’une revendication de privilège.

[23]  Le commissaire n’a déposé qu’une seule liste et il a produit tous les documents qui y étaient énumérés. Blue Water n’accepte pas le fait que le commissaire a l’intention de déposer tous les documents en question en preuve, qu’il sait fort bien que certains de ces documents ne sont pas admissibles en preuve et que les personnes qui y sont désignées comme témoins ne sont pas en mesure de produire certains de ces documents. Par exemple, le commissaire mentionne le rapport d’enquête préliminaire et le rapport d’enquête final de l’enquêteur sans indiquer si l’enquêteur sera appelé à témoigner. Sans restreindre la portée générale de la position de Blue Water selon laquelle aucun des documents produits par aucune des parties ne devrait être lu avant l’audience, Blue Water insiste beaucoup sur le tort considérable que lui causeraient le rapport préliminaire et le rapport final de l’enquêteur pour la préparation de sa défense. Le commissaire répond qu’il peut produire ses documents soit lors de l’interrogatoire principal soit en contre-interrogatoire. Lorsqu’il a produit cette liste, il ignorait en quoi consisterait la position des autres parties, quels documents les autres parties énuméreraient et déposeraient et quels témoins elles feraient entendre.

[24]  Au départ, Blue Water avait elle-même déposé aussi une seule liste de documents énumérés qu’elle a par la suite tous déposés. Certains de ces documents semblent donner du crédit à son argument qu’elle subissait des pressions de la part du Conseil du Trésor et de ses créanciers obligataires d’équilibrer son budget, qu’il s’agissait d’une gestion avec un encadrement trop lourd et qu’il y avait eu l’année précédente des discussions avec des avocats de l’extérieur au sujet de la suppression de postes, avant que ceux-ci ne soient effectivement supprimés. Ces documents n’ont pas non plus été déposés en preuve. S’ils ne sont pas déposés en preuve à l’audience, une personne bien renseignée qui examinerait la question objectivement aurait-elle l’impression qu’après avoir pris connaissance de ces documents, j’aurais un parti pris en faveur de Blue Water? Je ne le crois pas.

[25]  Comme il ne faudrait pas que Blue Water soit obligée de deviner ce que j’ai lu ou non, et bien que je doive avouer ne pas avoir lu chaque document, je tiens à dire que j’ai pris connaissance du rapport préliminaire et du rapport final de l’enquêteur ainsi que de certaines des déclarations des témoins. J’ai également lu les commentaires formulés au sujet du rapport préliminaire par les personnes intéressées qui y avaient été invitées.

[26]  Je ne vois rien de préjudiciable dans le fait d’exiger que des documents soient déposés avant d’être formellement produits à l’audience. Lorsque j’ai commencé à exercer le droit à Montréal, le Code de procédure civile du Québec obligeait le demandeur à déposer et à signifier les documents qu’il mentionnait dans sa déclaration. Bien que les règles aient quelque peu changé, elles prévoient toujours le dépôt de documents avant l’instruction. D’ailleurs, le juge chargé d’entendre l’affaire au fond peut exiger que les documents soient déposés à l’avance.

[27]  L’avocat de Blue Water invoque la décision rendue par le Tribunal dans l’affaire El Helou c Service administratif des tribunaux judiciaires, 2011-TP 01, dans laquelle il a été jugé que le dépôt de documents ne constituait pas une preuve, et qu’ils doivent être produits à l’audience. Cette question a été tranchée par l’ensemble des membres du Tribunal, y compris moi-même. M. El Helou alléguait qu’il avait fait l’objet de trois mesures de représailles distinctes de la part de son employeur. Le commissaire ne nous avait soumis qu’une seule plainte. Comme on peut le constater, la question en litige était de savoir si le fait de nous soumettre une seule plainte de représailles faisait en sorte que les deux autres étaient toujours valides. Comme on peut le constater à la lecture des paragraphes 18 et 27 de cette décision, le Tribunal avait effectivement pris connaissance de certains des documents déposés qui n’avaient évidemment pas encore été produits à l’audience, laquelle n’a d’ailleurs jamais eu lieu. Voici ce qu’on lit au paragraphe 18 :

[18]  Les faits exposés ci-dessous sont tirés d’un certain nombre de documents déjà déposés. Le Tribunal reconnaît toutefois que ces faits ou allégations devront être prouvés lors de l’audience sur la demande.

[27]  En particulier, l’enquêteure principale a conclu que la preuve montrait que le SATJ voulait que le plaignant quitte le SATJ et que la menace d’une enquête concernant la cote de sécurité avait été utilisée comme moyen de pression. […]

[28]  Les Règles de la Cour fédérale traitent également de la production de documents avant l’audience. Si l’on fait abstraction du contrôle judiciaire, dans le cadre duquel la Cour évalue la décision d’un autre Tribunal, les juges de la Cour fédérale sont des juges de première instance non seulement en ce qui concerne des questions qui sont susceptibles d’être instruites, mais également en ce qui concerne des demandes. Dans le cas de demandes, la preuve est présentée sous forme d’affidavits et de pièces jointes à ceux-ci qui sont tous déposés à la Cour avant l’audience. Les parties ont le droit de saisir la Cour d’une requête avant l’audience ou au cours de celle-ci pour demander la radiation de certaines déclarations contenues dans les affidavits ou de certaines pièces en invoquant certains motifs. Il suffit de mentionner les demandes prévues par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité).

[29]  Il me semble que, pour pouvoir rendre une décision en réponse à une requête en radiation, le juge doit prendre connaissance de la preuve contestée. L’avocat de Blue Water cite la décision interlocutoire rendue par un arbitre dans l’affaire British Columbia in British Columbia Institute of Technology c British Columbia Government Service Employees’ Union, [1995] BCCAAA no 52. Dans cette affaire, on a jugé que le rapport d’enquête n’était pas admissible en preuve, et ce, malgré le fait que l’arbitre n’en avait pas pris connaissance. Un des motifs qui peut être invoqué est évidemment qu’il s’agit de ouï-dire et que la preuve qui sera présentée à l’audience pourrait être fort différente. L’arbitre a toutefois fait valoir, au paragraphe 26, en faisant référence au BC Labour Relations Code qui permet à un arbitre d’accepter des éléments de preuve qui ne sont par ailleurs pas admissibles devant un tribunal, que ce n’est pas ce que la loi prévoit. Voici ce qu’il a déclaré, et je cite :

[TRADUCTION]

Je ne suis pas d’accord avec l’employeur selon lequel je suis tenu de prendre connaissance du rapport d’enquête avant de me prononcer sur son admissibilité. Il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire, et il n’y a aucune obligation

[30]  S’il s’agit d’une question de pouvoir discrétionnaire, j’ai effectivement pris connaissance de ces documents en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.

[31]  Blue Water cite également la décision El Helou c Service administratif de tribunaux judiciaires, 2011-TP 04. La question dans cette affaire était de savoir si un rapport d’enquête pouvait être produit à une audience à venir. Il vaut également la peine de signaler que les enquêteurs qui avaient établi le rapport figuraient sur la liste des témoins à entendre. Le juge Martineau a estimé qu’il était prématuré de se prononcer sur cette question.

[32]  Tant dans le cas de procédures préalables à l’instruction que dans le cas de demandes, le juge peut être appelé à décider, à un stade préliminaire, si certains documents doivent être soustraits à la divulgation en raison de l’existence d’un privilège. Les documents sont déposés sous scellés. La Cour peut juger que certains documents ne sont pas privilégiés et doivent être divulgués et que d’autres sont protégés et ne doivent pas être divulgués. Les documents dont on ordonnera la divulgation seront produits ou non au procès. Si le même juge entend par la suite l’affaire sur le fond, aura-t-il un parti pris parce qu’il a examiné auparavant les documents qui n’ont pas été produits au procès ? Bien qu’il puisse exister certaines circonstances spécifiques qui pourraient amener un observateur objectif à pareille conclusion, j’estime qu’en général, ce n’est pas le cas.

[33]  En vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la Couronne peut demander au juge fédéral désigné d’examiner certains documents et d’en interdire la divulgation à la personne faisant l’objet d’une mesure de renvoi.

[34]  En matière criminelle, un juge peut recevoir certains renseignements dans le cadre d’un voir-dire, à l’insu du jury et en en faisant abstraction dans son esprit.

[35]  J’avais des motifs d’examiner certains des précédents cités dans le jugement Gordon c Canada (Ministre de la Défense nationale), 2005 CF 223. J’ai cité la décision du juge Noël dans l’affaire Charkaoui, Re, 2004 CF 624, dans laquelle ce dernier déclare aux paragraphes 7 et 8 :

[7] […] Il arrive régulièrement que des juges président le procès d’un accusé après avoir écarté des éléments de preuve dont ils ont pris connaissance au cours d’un voir-dire ou après avoir entendu les confessions ou les plaidoyers de culpabilité de coaccusés.

[8] La présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaire est telle qu’elle reconnaît au juge la possibilité d’agir et de décider dans des circonstances où celui-ci a déjà acquis une connaissance dans le cadre de procédures et de décisions antérieures impliquant les mêmes parties. Tel qu’énoncé dans l’arrêt Arthur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.) [1993] 1 C.F. au par. 8, cette présomption est attaquable et réfutable pourvu que la preuve à la base de la récusation soit sérieuse et non équivoque.

[36]  Je me suis fondé sur l’arrêt Arthur et sur les décisions citées dans cet arrêt, et plus particulièrement sur la décision rendue par le président Jackett dans l’affaire Nord-Deutsche Versicherungs Gesellschaft et al c The Queen et al, [1968] 1 RC de l’Éch 443. Le président Jackett s’est à son tour fondé sur la décision du juge Hyde de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Barthe c The Queen (1964), 41 CR 47.

[37]  Dans l’affaire Barthe, le débat portait sur le fait que le juge chargé d’instruire le procès pour fraude avait déjà jugé une accusation connexe portée contre un co-accusé sur le fondement des mêmes faits. Le juge aurait indiqué qu’il avait formé l’opinion que le demandeur était coupable. Le juge Choquette a estimé que Barthe avait renoncé à l’objection en participant à l’instance. Le juge Rivard aurait délivré un bref de prohibition en raison de l’existence d’un véritable risque de parti pris. Toutefois, dans l’affaire Nord-Deutsche, le président Jackett s’était fondé sur l’avis d’un troisième juge, le juge Hyde, dont il citait les propos suivants au paragraphe 25 :

[TRADUCTION]

La partialité chez un juge est une prédisposition en faveur d’une des parties. On peut la déduire des intérêts, et notamment des intérêts financiers lorsque ceux-ci contreviennent au principe suivant lequel une personne ne peut être à la fois juge et procureur. Ce parti pris peut parfois être inféré des opinions exprimées en dehors de l’enceinte du tribunal par le juge et correspond, je suppose, à la raison pour laquelle l’appelant conteste la compétence du juge Gaboury en l’espèce.

On a tort toutefois, à mon avis, de tirer pareille conclusion des déclarations faites par le juge dans l’affaire O’Connell. Dans l’extrait cité, le juge reconnaît clairement que l’appelant a témoigné avec la protection de la Cour. Dans ces conditions, le juge se trouve dans la même position que celle du juge qui entend la preuve dans le cadre d’un voir-dire et qui, après avoir exclu les témoignages contestés, procède à l’audience et juge l’affaire. Au cours du voir-dire, le juge peut entendre d’abondants éléments de preuve contre l’accusé dont il doit faire abstraction pour se prononcer sur le fond de l’affaire.

La capacité de rendre jugement dans une affaire en s’appuyant uniquement sur la preuve admissible présentée est une partie essentielle du processus judiciaire. Les juridictions d’appel sont souvent appelées à entendre des appels de nouveaux procès dont ils ont ordonné la tenue à la suite de l’appel interjeté d’un procès antérieur. La preuve entendue lors de l’appel peut être très différente de celle examinée précédemment.

[38]  Le juge Mosley a examiné la jurisprudence plus récente dans l’affaire Douglas c Canada (Procureur général), 2014 CF 299, et notamment l’arrêt 2747-3174 Québec Inc c Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, de la Cour suprême du Canada. La décision de la Régie qui était examinée a été annulée en raison d’une apparence de partialité. Les personnes mêmes qui menaient l’enquête étaient susceptibles de participer à la décision. Aux termes de notre Loi, l’étape de l’enquête et celle de la décision sont complètement distinctes et aucun échange de personnel n’est possible.

[39]  Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter la requête. À mon avis, il n’y a aucune apparence de partialité. La présomption d’impartialité n’a pas été réfutée.

[40]  Même si j’ai tort sur ce point, la requête devrait également être rejetée parce que Blue Water a essentiellement renoncé à invoquer toute irrégularité. Elle n’a soulevé la question que dans un courriel adressé au greffe le 26 août 2014, plus de six mois après que la Commission eut soumis son exposé des précisions et ses documents, et un mois après que l’affaire eut été mise au rôle. Sans avoir reçu de réponse, Blue Water a déposé un exposé des précisions modifié le 29 août 2014 avec des documents que, selon elle, je ne suis pas censé lire.

[41]  Suivant l’article 13 des Règles, elle aurait dû soulever à la première occasion toute préoccupation qu’elle avait au sujet de la preuve.

[42]  En plus de réclamer une ordonnance m’obligeant à me récuser, Blue Water sollicite également une ordonnance : a) enjoignant au commissaire d’identifier les documents énumérés dans son exposé des précisions qu’il entend produire à l’audience; b) supprimant tous les documents déposés par le commissaire qui ne sont pas désignés comme correspondant à ceux qu’il a l’intention de produire à l’audience; c) ordonnant la suppression du dossier officiel du Tribunal de tout document que toute partie a l’intention de produire à l’audience.

[43]  La thèse du commissaire est qu’il se peut qu’il produise effectivement tous les documents qu’il a énumérés. Il devait produire d’abord son exposé des précisions sans savoir ce que les autres parties produiraient comme documents et comme témoins. Il est d’ailleurs possible que certains des témoins mentionnés ne soient pas appelés à témoigner. Il est certainement prématuré à cette étape-ci de déclarer non admissible quelque document que ce soit.

[44]  Je crois toutefois que le commissaire a mal interprété l’alinéa 20(1)c) des règles. Cette disposition exige que la partie produise les documents qu’elle a l’intention de déposer. Le commissaire a pris l’initiative et il ne pouvait savoir avec certitude quels éléments de preuve les autres parties déclareraient avoir l’intention de présenter. La disposition en question ne dit pas que la partie doit déposer les documents qu’elle peut produire. Il se peut fort bien que certains documents ne puissent être produits que lors du contre-interrogatoire d’un témoin. Le commissaire ne sait pas encore avec certitude qui sera appelé à témoigner. Je crois qu’on peut à juste titre dire que le sous-alinéa (i) exige le dépôt de documents qu’à l’époque, le commissaire avait l’intention de produire à l’audience. La situation peut évoluer avec le temps. Les documents qui peuvent être pertinents et que le commissaire n’avait pas l’intention de produire à l’époque auraient dû être énumérés au sous-alinéa (iii). On trouve dans l’arrêt Browne c Dunn (1893), 6 R 67 (CL) de la Chambre des lords une illustration des raisons pour lesquelles des rapports d’enquête pourraient être produits. Il peut exister en effet des circonstances dans lesquelles un témoin semble, à l’audience, dire quelque chose qui contredit ses propos antérieurs. En pareil cas, il est donc légitime de le confronter à ses déclarations antérieures. Si ses propos ne se retrouvent que dans le rapport d’un enquêteur, il se peut qu’ils constituent du ouï-dire et qu’il faille faire témoigner l’enquêteur.

[45]  Il n’en demeure pas moins que cette irrégularité n’est pas grave à mon avis, qu’elle n’est pas fatale et qu’il n’est pas trop tard pour chercher à séparer les documents d’une façon ou d’une autre, dans le strict respect de la règle en question, règle que, dans les circonstances, j’ai le droit de modifier.

[46]  Enfin, il nous reste à examiner la requête en suppression de tous les documents du dossier officiel du Tribunal. La réponse est que, jusqu’à maintenant, le dossier « officiel » du Tribunal est uniquement constitué de l’avis de demande, de l’exposé des précisions, des modifications apportées à celui-ci, des réponses à celui-ci et des diverses directives et ordonnances interlocutoires. On ne trouve pas un seul document dans le dossier officiel du Tribunal. Les documents doivent être présentés à l’audience et aucune audience n’a encore eu lieu.

[47]  Par conséquent, les arguments subsidiaires de Blue Water sont également rejetés.

POUR LES MOTIFS QUI ONT ÉTÉ EXPOSÉS;

LE TRIBUNAL ORDONNE que soit rejetée en entier la requête en récusation et en autres réparations présentée par Pont Blue Water Canada :

 

« Sean Harrington »

Membre du Tribunal

Traduction certifiée conforme

C. Laroche, traducteur

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